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26 novembre 2010 5 26 /11 /novembre /2010 18:00
Une intervention toujours d'actualité qui malheureusement n'a pas inspiré l'actuel chef de l'Etat. 
 
 
L’immigré est mon frère
 
 
par Mgr Emmanuel LAFONT - Évêque de Cayenne
2005
 

 

Votre invitation m’a beaucoup touché et je vous félicite d’avoir pris comme objet de recherche la question des immigrés. On ne peut nier qu’elle soit d’une actualité extrême.

Mon propos ne sera pas celui d’un expert, mais celui d’un simple pasteur. Mais cependant, j’ai été moi-même étranger et sans papier en pays étranger, je vous parlerai donc d’expérience d’autant plus que je vis actuellement dans une région particulièrement touchée par l’immigration.

Tout d’abord la situation en Guyane : la moitié des 300 000 habitants (chiffre officieux) est étrangère, environ un quart n’aurait pas de papiers (cela reviendrait, selon François Barouin à un nombre de sans papiers entre 12 et 15 millions en métropole).

La situation est telle, dans cette région, que les Guyanais de souche sont exaspérés et ne peuvent plus rien entendre sur la question. Je suis déjà catalogué par un bon nombre d’entre eux comme l’évêque qui ne s’intéresse qu’aux immigrés.

Je vais vous donner rapidement quelques éléments de réflexion. Je vais le faire de manière forte, sachant bien qu’il y aura ensuite un échange, qui, à mes yeux, est aussi important et sera plus instructif, pour moi que cette intervention. Cet échange permettra de répondre aux questions que vous vous posez et de mieux cibler le simple partage d’expérience que je souhaite vous offrir.

Pour commencer, je relis quelques lignes de la dernière instruction du Conseil Pontifical pour la Pastorale des Migrants et des personnes en déplacement : « Erga Migrantes Caritas Christi » du 3 mai 2004. « Le phénomène migratoire, toujours plus étendu, constitue aujourd’hui un élément important de l’interdépendance croissante entre les États-Nations, qui contribue à caractériser la mondialisation. Cette dernière a cependant ouvert les marchés mais non les frontières ; elle a abattu ces dernières en vue de la libre circulation de l’information et des capitaux, mais pas dans la même mesure celles de la libre circulation des personnes. Aucun État n’échappe en tout cas aux conséquences des migrations sous une forme ou sous une autre, qui sont souvent associées à des facteurs négatifs, tels que le changement démographique dans les pays de première industrialisation, l’augmentation des inégalités Nord-Sud, l’existence dans les échanges internationaux de barrières protectionnistes ne permettant pas aux pays émergents de placer leurs produits à des conditions compétitives sur les marchés des pays occidentaux, et enfin la prolifération de conflits et de guerres civiles. Toutes ces réalités continueront à être encore dans les années à venir autant de facteurs d’accélération et d’expansion des flux migratoires (cf. EEu 87, 115, et PaG 67), même si l’irruption du terrorisme sur la scène internationale peut donner lieu à des réactions qui, pour des raisons de sécurité, entraveront les flux des migrants, qui rêvent de trouver travail et sécurité, dans les pays dits de bien-être, qui pour leur part ont besoin de main-d’œuvre.(...) Il n’est donc pas surprenant que les flux migratoires, hier comme aujourd’hui, entraînent des difficultés et des souffrances sans nombre pour les migrants, même si, particulièrement dans les périodes les plus récentes et dans des circonstances déterminées, ils ont souvent été encouragés et favorisés, afin d’accroître le développement économique soit du pays d’accueil soit de celui d’origine (en particulier grâce aux versements financiers faits par les émigrés). Il faut reconnaître que beaucoup de pays ne seraient pas ce qu’ils sont aujourd’hui sans l’apport reçu de millions d’immigrés. »

Ce texte situe remarquablement les questions soulevées par la situation présente au niveau des causes et des conséquences, pour les migrants comme pour les pays d’accueil.

Je voudrais brièvement exposer quatre convictions.

I. La réalité de la migration est un phénomène durable ; on ne peut guère le supprimer.

Il y en a toujours eu : Les réfugiés ne sont pas un produit de notre temps. Pensez à Abraham, Joseph, Paul... Mais on pu qualifier le 20ème siècle de siècle des réfugiés. Certains le sont depuis des générations comme les Palestiniens.

La France a connu de tout temps des immigrés. Mais les Français furent rarement obligés à émigrer en masse, sauf pendant la Révolution.

Des textes du début du XXème siècle traitant les Italiens et les Polonais de « hordes sauvages inassimilables » soulignent à la fois nos difficultés spontanées à accueillir l’autre, et une réelle capacité d’intégration à la longue.

Après la 2ème guerre mondiale, nous avons ressenti un besoin plus fort d’apport de populations nouvelles, comme le disait ce texte du 2 novembre 1945 : « On veut des bras et des enfants » !

La liberté de mouvement est un droit de la personne humaine. Français, nous en avons toujours usé librement, pour ce qui nous concerne. Si nous dénions ce droit, aujourd’hui, c’est pour d’autres motifs.

Beaucoup d’immigrés n’ont pas vraiment le choix ! Je ne peux pas croire que ces personnes aient quitté leur pays pour des raisons futiles. On ne le fait jamais. Les gens en situation difficile, en particulier, sont beaucoup plus attachés à leur terre que les personnes ayant reçu un haut niveau d’éducation et qui occupent des postes de responsabilités dans la société. Les Africains, de surcroît, ne sont pas, du moins je le pense, culturellement portés à quitter la terre de leurs ancêtres. Je reconnais dans la très grande majorité des migrants d’aujourd’hui des personnes dont les épreuves sont lourdes, et je respecte profondément leur choix douloureux d’expatriation.

Je sais, comme tout un chacun, combien chez eux, des dizaines de personnes attendent le fruit de leur travail pour survivre, et je sais aussi que leur travail a contribué et continue de contribuer à l’enrichissement de notre pays, quoi qu’en disent les idéologues tournés vers le passé et la xénophobie.

Bref, comme le souligne Kofi Annan, la très grande majorité des immigrés sont des gens honnêtes qui n’ont qu’un désir : travailler, sans bruit, et faire vivre les leurs, si possible, retourner chez eux. II. Nous avons besoin d’eux, comme ils ont besoin de nous.

Notre planète est devenue un village, où tous ont besoin de tous.

On n’en finirait pas de nommer les immigrés qui ont été l’honneur de leur pays d’accueil : des sportifs aux savants juifs de nombreux pays, des nombreux travailleurs qui ont permis le boum économique des années 1960...

Je repense aux tirailleurs sénégalais de la grande guerre. Le premier d’entre eux à être décoré de la Légion d’honneur ne vit jamais sa décoration, il mourut la veille de la cérémonie, c’était en 1998 !

Et je vous donne ces trois points de réflexion.

Pour l’Europe aujourd’hui, « l’immigration est une chance » (Kofi Annan).

Michel Albert, Jean Boissonnat et Michel Camdessus ont signé ensemble un livre intitulé Notre foi dans ce siècle (Editions Arléa, Paris 2002). On y lit que : « Le continent européen (Russie comprise) comptait 726 millions d’habitants en l’an 2000 contre 544 millions en 1950, soit près de 200 millions de plus en un demi-siècle. C’est exactement ce que nous risquons de perdre durant la première moitié du XXIe siècle. Avec un taux de 1,3 enfant par femme - la tendance des dernières décennies - nous ne serions plus que 550 millions en 2050. Le poids de l’Europe dans la population mondiale ne cesse de décroître ».

En raison de la démographie qui chez nous ne suffit plus, nos populations se contractent et vieillissent. Sans immigration, l’Union européenne passerait, d’ici 2050 à moins de 400 millions alors que nous étions 452 en l’an 2000.

Il n’y a pas de solution simple, mais il n’y en a pas sans l’immigration.

Kofi Annan souligne aussi que l’immigration ne profite pas qu’à nous. Elle profite aussi aux pays des immigrés. En 2002, les travailleurs immigrés ont renvoyé chez eux 88 milliards de dollars, alors que l’Aide publique au développement n’a envoyé que 57 milliards de dollars ! Je veux parler de la promesse des nations de donner pour le développement 0,07 % de leur Produit National Brut, ce que nous n’arrivons pas à assumer...). L’argent envoyé au Mali par les immigrés qui travaillent chez nous dépasse le budget de l’Etat malien. La rencontre de l’autre est une richesse. Le développement de notre personnalité passe par la rencontre de l’autre et par l’échange qu’elle suscite.

Une rencontre qui se situe entre désir et peur. Désir, car l’autre détient une part de la vérité sur moi-même. Peur, car la rencontre de l’autre exige toujours une certaine sortie de soi, une migration.

La première différence dynamique est celle de l’homme et la femme. Chacun devient ce qu’il (elle) est dans sa relation à l’autre. « Naître à l’altérité suppose bien sûr la reconnaissance de la différence, mais surtout la volonté d’engager avec « l’autre de moi » un rapport d’alliance et de solidarité » (Emmanuel Lévinas).

La complémentarité des cultures est donc essentielle pour leurs survies. La complémentarité est nécessaire pour nous connaître et pour connaître l’autre. L’altérité est une sortie de soi. Il n’y a d’échange que dans une sortie de soi. C’est déjà vrai de la parole, qui constitue un élément fondamental d’échange entre les personnes.

Mais la complémentarité est aussi un risque : en parlant, en accueillant et en s’ouvrant à l’autre, on s’expose aussi à être rejeté, jugé, utilisé...

L’altérité est une dynamique d’échange : les uns et les autres, dans l’échange, ne sont plus considérés comme des réalités statiques, mais comme des appels à la relation. L’altérité ne peut se comprendre que dans un processus de négociation et d’ajustement réciproque, qui fait grandir les uns et les autres.

Les différences culturelles, religieuses ou sociales peuvent être soit échangées, pour le bénéfice de chacun : (les moines, les pratiques spirituelles), soit exaltés et critiquées de l’extérieur. Dans cette dynamique d’échange les uns et les autres découvrent progressivement ce qui est essentiel à leur vie

L’altérité doit s’établir dans la durée, car toute rencontre est un risque nécessaire. Il faut du temps pour qu’une parole s’élabore : pour qu’elle soit entendue, pour qu’elle suscite de part et d’autre une réponse ajustée. Je me souviens de ma rencontre avec un prêtre congolais pendant mes années d’études à Rome. Nous avons parlé des nuits entières. Et il nous arrivait souvent, au milieu de l’échange, de faire le constat que, décidément, aucun de nous ne comprenait vraiment la logique de l’autre, aucun ne sentait que ce qu’il voulait dire était reçu ! Et pourtant, nous avions besoin l’un de l’autre, et besoin de ressentir les limites, précisément, à nos compréhensions des choses et de la vie.

On ne s’aventure pas sans risques sur ce terrain de la rencontre avec l’étranger. On ne sort pas de soi, de son univers familier, sans devenir vulnérable. Une personne, une société sont toujours fragilisés par la rencontre de l’autre qui, toujours, comporte une part d’irréductible et d’inconnaissable.

Suis-je le seul à posséder la vérité ? Puis-je dire que je possède toute la vérité ? Je peux le croire tant que je ne rencontre pas l’autre.

Mais refuser l’altérité, c’est demeurer dans une attitude narcissique, qui n’est concentrée que sur le moi. Il n’y pas de fécondité possible.

« Non seulement l’Eglise doit accueillir ceux qui viennent de loin, mais elle doit se laisser transformer par cette présence » (Conférence des Evêques de France, Lourdes 1983). Le devoir de réciprocité est aussi une richesse. Un étranger chez nous, ce devrait être une situation normale. Dans la coopération entre nations, tout citoyen devrait pouvoir s’établir où il veut.

Mais, on a pu entendre : « Dans le sport, ils sont bien contents de nous trouver. Les médaillés de ces dernières compétitions internationales sont tous des immigrés. Un bel exemple de ce que l’immigration est un enrichissement ; seulement, ça ne devrait pas fonctionner seulement dans l’intérêt d’une des parties. Par contre, quand ils font une gaffe, alors on souligne qu’ils sont ‘d’origine maghrébine’ »

Avons-nous l’expérience de ce que nous avons fait subir aux autres ? Pouvons-nous refuser à l’autre ce que nous nous sommes permis chez lui ? III. Pourquoi, aujourd’hui, l’immigration est devenu une plaie ?

L’affirmation est de Jean-paul II : « Le problème des réfugiés est une plaie honteuse de notre époque » (25/6/82).

Pour comprendre comment on en est arrivé là, il nous faut reprendre ce que j’ai cité tout à l’heure du document Erga Migrantes.

Une première raison est à trouver dans les effets pervers d’une mondialisation qui n’est pas contrôlée, qui crée des déséquilibres croissants entre pays pauvres et pays riches et entre pauvres et riches dans un même pays.

Jamais nous n’avons produit autant de richesses. Et jamais l’écart n’a été aussi grand entre les riches et les pauvres.

Nous sommes entrés dans une économie financiarisée à l’extrême. Car si, chaque jour, les échanges commerciaux atteignent la somme de 1 500 milliards de dollars, seulement 1% de ces échanges fait circuler des biens. A hauteur de 99%, les échanges sont financier : c’est de l’argent qui est acheté et vendu. Nous vivons dans une véritable économie virtuelle où les produits financiers sont plus importants que les produits tout court.

Deuxième raison, notre système économique continue de piller des ressources chez les autres pour notre propre bien-être. En effet, les termes des échanges entre pays pauvres et pays riches se fait selon les termes dictés par les pays riches. Les exemples sont nombreux, je pense à la république du Congo. Un rapport officiel de l’ONU dénonçait le pillage inouï de ses ressources par l’étranger. Il trouverait plus vite la paix, s’il n’était aussi riche ! L’écart entre les nations déstabilise et demeure un facteurs de guerre, également entre les pays pauvres.

Alors devant ce déséquilibre, extrême, une masse de gens cherche désespérément soit à quitter les foyers de guerre et de violence, pour vivre mieux, tout simplement.

Mais ne nous trompons pas, les pays occidentaux ne supportent pas le plus dur ! En 1999, les Quinze Etats de l’Union ont enregistré environ 360 000 demandes d’asile. C’est une toute petite proportion des personnes déplacées sur la planète actuellement : 90% des réfugiés se trouvent dans les pays les plus pauvres.

Aujourd’hui sept immigrants sur dix vivent dans des pays pauvres, ainsi que 17 millions de réfugiés (90 % du total des réfugiés sont hors de chez nous)... Ces statistiques ne comprennent pas même les déplacés dans leur propre pays, ce qui doublerait les chiffres.

De plus en plus nombreux ainsi, sont ceux qui fuient hors de leurs frontières une pauvreté extrême et quasi oppressive.

La situation des pays en voie de développement a été aggravée encore par la dette, contractée dans les années 1960 - 1970, ce qui a augmenté encore le flux des migrants. Ainsi l’inégalité de la répartition des richesses mondiales explique bien des phénomènes de migrations. Le Communiqué final du Colloque de Munich du Conseil Pontifical pour la Pastorale des Migrants, le 1er octobre 1994, l’exprimait avec clarté : l’action actuelle des « sans papiers » nous invite à nous rappeler que : « Dans tous les pays d’Europe, la situation (des personnes en situation irrégulière) trouve sa principale raison d’être non dans les illégaux eux-mêmes, mais dans le contexte mondial de déséquilibre économique et dans le fonctionnement des sociétés d’économie libérale ».

En 1974, en raison de la crise économique, on décréta que toute immigration de main d’œuvre était arrêtée. Alors le regroupement familial fut perçu « comme une concession » et la réglementation devint de plus en plus tatillonne, les délais de plus en plus longs. Mais on prétendait respecter le droit d’asile....

Le public a retenu alors que la réponse à la crise était « les étrangers ne viendront plus ». Le résultat a été que l’immigration a été vécue comme un danger et l’immigré comme une menace. L’étranger, source du chômage, devenait source d’insécurité. Le demandeur d’asile était devenu un « tricheur potentiel ».

La proportion des demandes rejetées est passée, en France, de 9% dans les années 1970 à 75% en moyenne depuis 1988 (source INSEE). Elle peut être de plus de 90% aujourd’hui.

Tout est fait pour que les demandeurs d’asile ne parviennent pas chez nous : amende aux compagnies aériennes, refoulement systématique avant vérification, pour « danger pour l’ordre public ». « L’abandon progressif, par nos pays, du respect effectif du droit d’asile, est révélateur d’une dérive éthique. La mise en avant, répétée, de certains dysfonctionnements secondaires (il y a des tricheurs) fait peut à peu disparaître, dans la conscience collective, l’exigence d’un droit pourtant reconnu comme premier (l’asile face à la persécution, Guy Aurenche).

Dans les années 1990, l’étranger est devenu bouc émissaire. On a utilisé à son égard des pratiques qu’on ne peut pas utiliser pour des êtres humains : voyager les yeux bandés, menottes aux mains, plus ou moins drogués... Et pourtant, la même raison qui nous pousse à ne plus les accueillir les pousse à continuer à vouloir venir !

Nous nous protégeons contre eux et ce faisant, nous retardons leur développement avec, entre autres, le protectionnisme américain face au coton, la PAC européen face aux agriculteurs d’Afrique...

Nous sommes en face de deux logiques :

· La nôtre qui défendons notre bien-être : « nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde »

· Celle du pauvre qui n’a rien et ne peut pas comprendre. Il sait que quand nous sommes allés chez lui, il nous a reçus les bras ouverts. Nous en avons bénéficié largement. Que nous ne puissions pas l’accueillir, alors qu’il est dans la détresse, et que nous sommes dans l’abondance, il ne le comprend pas !

Ces deux logiques ont chacune leurs bonnes raisons. Mais comment les concilier ? IV. Entre deux mirages, assimilation et communautarisme : quel droit à la différence ?

Quand on se pose la question de l’intégration, on oscille souvent entre deux pôles extrêmes : le mirage de l’assimilation et celui de la valorisation exclusive des différences.

La communauté de destin est avancée par tous ceux qui pensent qu’un vivre ensemble ne peut se forger que dans la recherche d’un consensus : les mêmes conditions de vie, de chômage etc., appellent à une grande solidarité. Cette dynamique d’action sociale ou éducative, par delà les différences d’origine, de culture ou de religion a le mérite de faire entrer les populations dans un processus d’intégration. Elle a permis une distance critique vis-à-vis des traditions religieuses et culturelle lorsqu’elles avaient tendance à s’enfermer sur leur particularisme.

Mais cela a conduit au danger de « l’assimilation » qui consiste dans la tentation, de la part de la société qui accueille, d’identifier ses propres valeurs à des valeurs universelles, de rendre l’autre semblable à soi.

« Le droit à la différence » a l’opposé, a été affirmé dans les années 1980-1985. À l’encontre d’une société laïcisée et considérée comme trop rigide et centralisatrice. Ses partisans ont appelé au respect scrupuleux des différences exprimées, au niveau de la culture, du comportement, des traditions et de la religion par ceux qui venaient d’immigrer.

Mais ce « droit à la différence » a aussi révélé bientôt ses effets pervers : du respect de l’originalité de l’autre, il a pu glisser vers l’acquiescement d’une distance considérée comme infranchissable. Le pas a été vite franchi.

Du droit à la différence, on est passé de la différence face au droit à la discrimination,à l’exacerbation des oppositions. La reconnaissance des différences et en particulier des différences religieuses est devenu un prétexte au « chacun pour soi », les identités se sont affirmées sur un mode défensif, voire agressif.

Entre ces deux pôles, s’est forgé peu à peu le chemin de l’intégration. Le concept de l’intégration fait référence à l’échange entre partenaires qui, en se rencontrant, sont appelés, les uns et les autres, à changer. Ces partenaires sont différents, ils entretiennent donc entre eux un rapport d’altérité.

Dans ce processus, ce n’est pas seulement la population immigrée qui doit s’adapter à la société chez qui elle vient habiter, c’est aussi la société d’accueil qui est appelée à prendre conscience des modifications qu’implique pour elle la venue des autres.

En conclusion

Je voudrais d’abord donner huit points de repères pour la réflexion et l’action des Chrétiens.

1. Tout homme a le droit de vivre dans sa patrie.

2. Toute personne a le droit d’émigrer, spécialement lorsqu’elle est privée de la possibilité de demeurer dans son pays avec sa famille.

3. La société a le droit d’être informée et de participer au débat sur l’immigration.

4. Le bien commun et la nécessaire législation concernant les étrangers ne doivent pas tolérer que ceux-ci soient désignés comme responsables des maux de notre société.

5. Aucune intégration harmonieuse n’est possible sans la réciprocité de droits et de devoirs entre les migrants et ceux qui les accueillent.

6. Il est urgent que la concertation européenne favorise une politique d’immigration respectueuse des droits fondamentaux de l’homme.

7. Les Chrétiens sont invités à mieux situer leur responsabilité personnelle au sein de la société et de l’Église.

8. L’Église témoigne de sa foi catholique par la place qu’elle reconnaît aux étrangers au sein de sa mission.

Je soumets également à votre réflexion quelques repères pour une action en faveur de l’immigration.

1. Constituer une agence européenne de l’immigration (cf. Kofi Annan et M. Camedessus et alii) qui prenne en compte les besoins réels de l’Europe qui réoriente sa culture dans la dynamique de l’accueil de l’autre et « qui organise la lutte contre l’immigration clandestine en l’inscrivant dans un programme beaucoup plus vaste visant à tirer parti de l’immigration plutôt qu’à essayer vainement de l’arrêter. » (...) « Plutôt que de voir l’immigration comme un problème, il faut la voir comme une solution. Accuser les migrants de tous les maux qui frappent la société ne nous avancera à rien » (Kofi Annan).

Et en se référant à Erga Migrantes (paragraphes 7 et 8) : « Face à un phénomène migratoire aussi généralisé et avec des ramifications sans précédent, des politiques circonscrites au niveau uniquement national ne servirait pas à grand chose. Aucun pays ne peut aujourd’hui à lui seul s’imaginer résoudre les problèmes de l’émigration. Des politiques purement restrictives seraient encore plus inefficaces et auraient des effets encore plus négatifs, risquant d’augmenter les entrées clandestines et même de favoriser l’activité des organisations criminelles. (...)Les migrations internationales sont considérées à juste titre comme une composante structurelle importante de la réalité sociale, économique et politique du monde contemporain et leur consistance numérique rend nécessaire une étroite collaboration entre pays de départ et pays d’arrivée, ainsi qu’à la création d’une réglementation appropriée permettant d’harmoniser les différentes structures législatives. Le but poursuivi est de protéger les exigences et les droits des personnes et des familles émigrées aussi bien que ceux de la société d’accueil. »

Et en écoutant Kofi Annan : « L’hymne de l’Union européenne, l’Ode à la joie de Beethoven, évoque le jour où tous les hommes seront frères. Si Sergio Vieira de Mello était ici avec nous - et Andrei Sakharov aussi, d’ailleurs - il vous dirait la même chose que moi : que ceux qui se déplacent d’un pays à l’autre en quête d’une vie meilleure pour eux-mêmes et pour leur famille sont nos frères et nos sœurs, et que nous devons les traiter comme tels ».

2. Mettre en place une autre politique d’aide au développement, dans un partenariat beaucoup plus grand. Bien sûr que lorsque les pays pauvres seront moins pauvres, leurs ressortissants seront moins enclins à venir chez nous. Mais pour cela, il faut transformer radicalement les rapports entre nos pays. Ils sont encore trop basés sur nos intérêts à court terme.

Les événements qui ont entouré la conférence de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) à Seattle, il y a quelques années, fut pour moi très révélatrice. Il ne s’agit pas de faire moins de règles pour le commerce mondial. Mais il s’agit de faire que ces règles ne soient plus celles du Nord imposées au Sud. Qu’elles deviennent le résultat d’un partenariat. Ce que Jean-Paul II appelait une « mondialisation de la solidarité ». Erga Migrantes (paragraphe 8) écrit : « le phénomène migratoire soulève une véritable question éthique, à savoir, la recherche d’un nouvel ordre économique international en vue d’une répartition plus équitable des biens de la terre, qui contribuerait, pour une part non négligeable, à réduire et à modérer de manière significative une grande parte des flux des populations en difficulté. D’où le besoin d’un engagement plus aigu de mise en place de systèmes éducatifs et pastoraux en vue d’une formation au « caractère mondial », à une nouvelle vision de la communauté mondiale, considérée comme famille de peuples auxquels sont en définitive destinés les biens de la terre, dans la perspective du bien commun universel ».

3. Enfin, l’information du public sur la situation réelle de l’immigration est essentielle.

Il faut faire connaître la Convention de Genève. Peu la connaissent et peu savent qu’en France elle n’est pas tellement appliquée. Les abus administratifs, en particulier, sont inacceptables. Il faut toujours traiter les migrants, même s’ils sont en situation irrégulière, comme des personnes humaines.

Bien sûr, il faut reconnaître la nécessité du regroupement familial. En France, des débats surgissent sur la polygamie - je ne sais jusqu’à quel point c’est vrai - mais je crois que, de toute façon, il ne faut pas se servir de cet aspect pour limiter le droit au regroupement familial plus qu’il ne l’est actuellement. La vie de famille est une nécessité absolue pour éviter la désintégration et permettre l’intégration sociale... . Il faut aussi mettre en place, chez nous, une autre politique familiale. Voici ce que Jean Boissonnat et Michel Camdessus écrivent : « Une chute accentuée de la fécondité en Europe ne ferait qu’accroître ces difficultés. Au contraire, une élévation de la fécondité européenne - trop tardive pour empêcher cette inévitable immigration - favoriserait l’intégration des populations, car deux jeunesses se mêlent plus aisément que des jeunes et des vieux. D’où la nécessité de développer chez nous un climat favorable à l’enfant, et pas seulement pour « financer les retraites », comme on le dit aujourd’hui. Un « discours » politique plus favorable à la vie familiale doit être inventé. On attend qu’un chef de gouvernement, en France, éprouve la même nécessité que le chancelier d’Allemagne - socialiste de surcroît - publiant dans la presse internationale, en mars 2001, un article intitulé « Famille, progrès, bonheur » ! D’où la nécessité chez nous de créer un climat favorable à l’enfant et pas seulement pour « financer les retraites ». Un discours politique plus favorable à la vie politique doit être inventé. Nous devons le demander au gouvernement français.

Les solutions ne sont pas simples. Elles passent toutes par un changement du regard porté sur l’autre. C’est à cela, sans doute, que l’Eglise, plus que tout autre, a le devoir de contribuer.

Nous mettre au service d’une immigration considérée comme une chance, mieux contrôlée et qui serve à tous, nous engagera dans une certaine solitude. Selon un proverbe africain : « Celui qui pagaie dans le sens du courant fait rire les crocodiles ». Et ailleurs on affirme que « Celui qui marche vers la source ne doit pas avoir peur de la solitude ».

Le Christ a vécu cette solitude dans sa solidarité immense avec les exclus et les pauvres de son temps, lui qui a vécu aussi l’expérience de l’exil et de la migration.

« La situation d’irrégularité légale n’autorise pas à négliger la dignité du migrant qui possède des droits inaliénables qui ne peuvent être ni violés, ni ignorés... Dans l’Eglise, nul n’est étranger et l’Eglise n’est étrangère à aucun homme ni à aucun lieu. Aujourd’hui le migrant en situation irrégulière se présente à nous comme cet étranger en qui Jésus demande à être reconnu. L’accueillir et être solidaire de lui est un devoir d’hospitalité et une façon de se monter fidèle à sa propre identité de chrétiens » (Jean-Paul II, message pour la Journée Mondiale des Migrants, 1996).

Pour nous Chrétiens, « étranger » doit demeurer un mot étrange. « Ils (les Chrétiens) vivent dans leur patrie, mais comme des étrangers. Ils prennent part à tout comme des citoyens et sont détachés de tout comme des hôtes de passage. Tout pays étranger leur est une patrie et toute patrie leur est étrangère... » (Lettre à Diogène, V, 5).

 

L’égalité sans amour est une platitude. La justice sans amour est une injure à la vie. L’égalité de l’amour est la seule justice.

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